MISSION BRUNO RACINE (1) : CONTRIBUTION DU CAAP — DIAGNOSTIC

Le ministre de la culture, Franck Riester a confié à Bruno Racine, conseiller-maître à la Cour des comptes et ancien président du Centre Pompidou et de la BNF, une mission de réflexion prospective concernant les conditions d’exercice des artistes-auteurs.
Pour mener à bien cette mission, il est accompagné de Noël Corbin, inspecteur général des affaires culturelles et d’un collège d’experts qui se compose notamment de Stéphanie Le Cam, maître de conférences en droit privé (spécialités : droit de la propriété intellectuelle, droit social) à l’université de Rennes et de François Rouet, qui était statisticien-économiste au sein du département des études, de la prospective et des statistiques du ministère. La lettre de mission signée du ministre le 9 avril 2019 (voir pdf en fin d’article) précise les contours des travaux attendus.

Le CAAP a été reçu par la mission Racine le 15 mai 2019, la première partie de sa contribution est la suivante :

Préambule
De fait, aucun gouvernement depuis plus de 40 ans ne s’est sérieusement penché sur les conditions socio-économiques et les modalités d’exercice des artistes-auteurs. Les artistes-auteurs sont les laissés pour compte permanents des politiques publiques nationales et régionales. Cette mission prospective pourrait donc aussi bien devenir une rétrospective des problèmes régulièrement énoncés mais jamais résolus ces 20 ou 50 dernières années...
Au final, la procrastination demeure le moyen d’inaction le plus courant à l’égard des artistes-auteurs et du secteur de la création... Cette mission est par conséquent bienvenue, si toutefois le rapport qui en résultera ne demeure pas un simple document sans le moindre effet sur notre vie réelle, comme bien d’autres avant lui.

Ce qui nous est commun est plus important que ce qui nous différencie
Les artistes-auteurs ‒ contrairement aux artistes-interprètes ‒ sont des travailleurs indépendants (fiscalement ils sont classés dans les professions libérales, socialement ils sont rattachés au régime général). Il s’agit des auteurs d’œuvres artistiques, tous médiums confondus : auteurs d’œuvres littéraires, graphiques, plastiques, photographiques, audiovisuelles, musicales, chorégraphiques, etc.
L’angle de la mission qui vise en particulier les problématiques communes à l’ensemble des artistes-auteurs nous semble parfaitement pertinent. En effet, le CAAP est favorable au développement d’une gestion et d’une culture commune aux artistes-auteurs. La bipolarité historique entre les figures tutélaires du peintre et de l’écrivain est obsolète.

Les multiples métiers des artistes-auteurs qui coexistent ne doivent pas faire obstacle à une analyse transversale à la fois spécifique et commune au secteur de la création.

De même, les trois profils économiques qui coexistent chez les artistes-auteurs :
• profil A : les artistes-auteurs pour qui l’activité artistique est
la principale ou la seule activité professionnelle,
• profil B : les artistes-auteurs pour qui l’activité artistique est
une activité professionnelle secondaire habituelle et constante,
• profil C : les artistes-auteurs pour qui l’activité artistique est
une activité professionnelle secondaire marginale et/ou occasionnelle,
ne doivent pas faire obstacle à la bonne gestion économique, juridique, sociale, fiscale de l’ensemble des artistes-auteurs (voir notre article).

ÉTAT DES LIEUX

—> ÉTAT DES LIEUX COMMMUN À L’ENSEMBLE DES ARTISTES-AUTEURS
‒ Pauvreté, précarité, fragilité ;
‒ Relations inéquitables avec les diffuseurs ;
‒ Déficit de dialogue social (entre les représentants des artistes-auteurs et leurs diffuseurs, mais aussi entre les représentants des artistes-auteurs et les pouvoirs publics) ;
‒ Isolement et sous-information (voire désinformation) professionnelle ;
‒ Protection sociale incomplète ;
‒ Inégalité femmes/hommes ;
constituent quelques-uns des points communs saillants à tous les métiers des artistes-auteurs.

  • Actuellement les difficultés économiques et sociales propres aux artistes-auteurs ne sont toujours pas ou peu prises en considération par les pouvoir publics.

Le revenu médian des artistes-auteurs est deux fois plus faible que celui des salariés.
Être artiste-auteur recouvre des réalités très contrastées dont les deux pôles extrêmes sont, d’une part, un très petit nombre d’artistes-auteurs parvenant à vivre largement de leur activité artistique et, de l’autre, une population nombreuse dont les revenus tirés de leur activité d’artiste-auteur sont faibles. Cette forte concentration du revenu est commune à toutes les catégories professionnelles d’artistes-auteurs.

La répartition du revenu global des artistes-auteurs est structurée comme celle d’un pays sous-développé : plus de la moitié des artistes-auteurs se partage 10% des revenus, cependant qu’inversement 10% des artistes-auteurs se partage 45% des revenus. La classe moyenne est quasiment inexistante. La majeure partie des artistes-auteurs a des revenus artistiques inférieurs au seuil de pauvreté.

La sous-rémunération des artistes-auteurs tient systématiquement lieu de variable d’ajustement dans le secteur culturel. L’économie de la culture se fait à la fois grâce et au détriment des artistes-auteurs eux-mêmes. Les conditions de vie et d’exercice des artistes-auteurs n’ont guère évolué depuis le XIXème siècle, ce sont toujours les parents pauvres de la culture alors que sans eux aucune œuvre n’existerait : sans artiste-auteur, pas de films, pas de musique, pas de livres, pas d’œuvres d’art, pas de pièces de théâtre, etc., bref pas de culture.

  • Un partage inéquitable de la valeur créée par les artistes-auteurs lié à un déficit de régulation et un abus de faiblesse.

Pour comprendre les relations perpétuellement inéquitables entre les artistes-auteurs et leurs diffuseurs publics ou privés, il faut avoir à l’esprit que nos métiers ont la particularité d’être indissociables d’un engagement personnel assimilé à une « vocation », la notion de vocation étant généralement entendue comme une disposition à accomplir un travail pour des raisons non économiques. L’artiste-auteur ‒ isolé dans son activité créatrice ‒ constitue une « proie facile » pour les diffuseurs qui ont beau jeu de confondre à leur profit « vocation » avec « vœu de pauvreté ». In fine les déficits de régulation favorisent largement les abus de faiblesse, abus récurrents et objectivés tant statistiquement qu’économiquement.

NB : Pour les consommateurs, il existe une « commission des clauses abusives » qui examine les modèles de conventions habituellement proposés par les professionnels et qui recommande la suppression ou la modification des clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat. Les clauses abusives entre professionnels et artistes-auteurs ainsi que les « déséquilibres significatifs » étant monnaie courante, le CAAP est favorable à la création d’une Commission des clauses abusives spécifique au secteur de la création.

  • Les spécificités du travail des artistes-auteurs restent largement méconnues ou incomprises.

Les activités artistiques, tout comme la recherche scientifique pure, ne produisent pas nécessairement de valeur marchande immédiate, en ce sens l’exercice de ces activités se distingue des professions appliquées de type classique et pose des problèmes particuliers.
L’utilité sociale globale de ces activités, bien que plus ou moins dissociée du marché immédiat, est incontestée. Ce que les auteurs de la création artistique apportent et rapportent à la société est indéniable : les retombées des activités artistiques sont nombreuses, y compris en termes purement économiques.

La création artistique — dissociée d’un revenu immédiat et proportionnel au temps de travail — reste un défi pour les notions communes de « profession » et de « travail », elle n’en n’est pas moins une activité productive réelle et essentielle dans toute société humaine.
Le travail des artistes-auteurs est régulier. En revanche, les revenus de l’activité artistique sont imprévisibles et irréguliers.

On sait quand on commence une œuvre (un tableau, un livre, etc.), mais on ignore : « combien ? » et « quand ? » et même « à qui ? » cette œuvre rapportera ! Il est de la responsabilité de l’État et des pouvoirs publics de développer un environnement économique, social et juridique propice à la création artistique.

Replacer les artistes-auteurs au centre de la réflexion est une nécessité si l’on veut assurer un développement et une pérennisation de l’activité artistique, ce qui signifie notamment : un partage équitable de la valeur créée au sein des divers domaines de la création, une plus grande protection des droits des artistes-auteurs ainsi qu’une régulation des relations entre les artistes-auteurs et leurs diffuseurs.

—> ÉTAT DES LIEUX DES ARTS VISUELS : UNE SITUATION NOTOIREMENT CATASTROPHIQUE POUR LES AUTEURS DES ARTS VISUELS (ARTS GRAPHIQUES, PLASTIQUES, PHOTOGRAPHIQUES)

« La création contemporaine dans les secteurs des arts visuels, représente un secteur économique à forte valeur ajoutée, porteur d’innovations, de créativité, d’emplois et d’attractivité. De surcroît, la création est un vecteur essentiel d’émancipation individuelle et collective, et de cohésion sociale »
affirme le ministère de la Culture dans les projets de loi de finance.
Le dernier Panorama de l’économie de la culture et de la création en France montre en effet que les arts visuels arrivent en tête des 10 secteurs culturels analysés (musique, spectacle vivant, cinéma, livre...) :
‒ en terme de revenus générés dans l’économie française (21,4Milliards),
‒ en terme d’emplois (313 800 emplois générés).

Mais ce secteur est aussi le premier en termes de précarité, de relations inéquitables, de droits d’auteurs bafoués, de déficit de régulation, de déficit de contractualisation et d’absence de répartition de la valeur à l’intérieur même du secteur. Toute l’économie des arts visuels se fait clairement à la fois grâce et au détriment des auteurs d’arts visuels.

  • L’invisibilisation flagrante des arts visuels dans les médias et au sein du secteur culturel.

Le ministère de la Culture lui-même occulte régulièrement le domaine des arts visuels dans sa communication extérieure et met systématiquement en avant les industries culturelles (audiovisuel, musique, livre) au détriment des arts visuels qui ont la particularité de ne pas être une industrie (dernier exemple en date ici).

  • Le non-respect des droits d’auteur dans les arts visuels se poursuit sans entrave.

La gratuité reste la règle imposée aux auteurs des arts visuels par les diffuseurs publics ou privés. On continue d’observer une « tendance très forte des collectivités territoriales et structures publiques à ne pas respecter leurs droits patrimoniaux. Est notamment systématiquement négligé le droit de présentation publique que les diffuseurs refusent de rémunérer en faisant valoir l’intérêt que présentent l’accès au public et la visibilité offerte à un artiste, décisive pour sa carrière ». Cette tendance lourde, mentionnée en 2014 par la sénatrice madame Marie-Christine Blandin, n’a toujours pas été inversée.

Il est par ailleurs significatif que la majeure partie des exceptions aux droits d’auteur ‒ y compris sans compensation en droits collectifs ‒ au sein du code de la propriété intellectuelle concerne tout particulièrement les arts visuels...

  • Le développement mondial et non régulé de l’économie numérique se fait au détriment des auteurs de « contenus », notamment les auteurs des arts visuels.

On constate que les plateformes numériques américaines ont non seulement des parts de marché hyper dominantes en Europe ‒ 90% pour Google, 77% pour Facebook, 85% pour YouTube ‒ mais « pompent » légalement, sans contrepartie, la valeur générée par les créateurs et les acteurs européens du monde de la culture… Or les contenus culturels ont un fort impact direct sur la génération de revenus par Facebook (43% soit 1 milliard d’euros) et YouTube (66% soit 480 millions d’euros), plus modéré pour Google (18% soit 2,8 milliards d’euros). Quid de la mise en œuvre et de l’application de l’article 30 de loi LCAP [note n°1] correspondant aux articles L136-1 à L136-4 du CPI [note n°2] ? Quid de la mise en œuvre de la dernière directive européenne ?

  • Les concours et appels d’offres imposant un travail non rémunéré aux auteurs des arts visuels continuent de se multiplier.

Le travail spéculatif (demander à une multitude de créateurs de produire gratuitement un projet visuel pour choisir un final l’un des projets qui est le seul rémunéré) produit ses effets dévastateurs dans toutes les professions des arts visuels, il est dénoncé en vain depuis longtemps. Seule une règlementation pourrait y mettre fin.

On ne compte plus les concours ou « appels à contributions » qui demandent de fournir gratuitement des œuvres visuelles : concours de photos pour agrémenter les sites internet ou les brochures touristiques des collectivités territoriales, concours de logos, concours de conception d’œuvres d’art public pour « animer » des murs ou alimenter des festivals qui attirent les touristes et alimentent l’économie locale, etc.

Dans tous les cas, non seulement les auteurs ne sont pas rémunérés pour leur travail initial mais encore les droits d’auteur sont également bafoués par le biais d’un règlement imposé unilatéralement par le diffuseur-commanditaire. La cession à titre gratuit des droits d’auteurs est supposée être une prérogative personnelle de l’artiste-auteur, or elle est imposée collectivement par excès de pouvoir des diffuseurs. Chez les auteurs des arts visuels, le bénévolat est en passe de devenir… obligatoire pour travailler. Seule une véritable régulation peut mettre fin à ces pratiques qui nuisent gravement à l’exercice professionnel des auteurs des arts visuels.

  • Le déficit de contractualisation écrite entre auteurs des arts visuels et diffuseurs.

Si dans les industries culturelles (l’édition, la musique, l’audiovisuel) on déplore des contrats léonins, dans les arts visuels (qui ne constituent pas une industrie), c’est l’absence de contrats qui prédomine. Les plasticiens, notamment, continuent de travailler sans contrat avec les galeries et avec divers lieux d’exposition, y compris ceux pilotés par les collectivités territoriales. À cet égard deux amendements proposés par l’USOPAVE (et soutenus par la FRAAP) dans la loi LCAP [note n°3] ont été adoptés, l’un conditionne « l’octroi de subventions » au « respect des droits sociaux et des droits de propriété intellectuelle des artistes et des auteurs », l’autre stipule que « les contrats par lesquels sont transmis des droits d’auteur doivent être constatés par écrit ». Le CAAP s’interroge sur la mise en pratique effective de ces deux dispositions théoriques sachant que les structures publiques ou privées de diffusion des arts visuels sont non seulement très en retard dans ce processus de formalisation des relations contractuelles, mais encore qu’elles ont pris l’habitude de ne pas respecter le droit en vigueur.

  • La sous-application du décret 1% (Décret n°2002-677 du 29 avril 2002 NOR:MCCB0200300D, relatif à l’obligation de décoration des constructions publiques et précisant les conditions de passation des marchés ayant pour objet de satisfaire à cette obligation).

Cette obligation légale ‒ qui n’est assortie d’aucune pénalité ‒ n’est respectée que très minoritairement. De nombreux maîtres d’ouvrage publics (régions, départements, communes, etc.) n’appliquent pas la loi : les 0% sont beaucoup plus nombreux que les 1%…

  • Le développement de plateformes numériques qui « ubérisent » le travail, notamment des photographes, des illustrateurs et des graphistes.

Là encore l’absence de réglementation et de régulation porte grandement préjudice aux auteurs des arts visuels.

  • Cesser de confondre art et marché d’art spéculatif (voir notre article).

Vitaliser le marché de l’art, c’est nécessairement agir pour dynamiser l’offre (des artistes) et la demande (des amateurs d’art). Dans tous les PLF annuels plus de 95% du budget des arts visuels est dédié aux diffuseurs, publics ou privés, tandis que l’aide aux artistes représente annuellement 0,65% des crédits déconcentrés du secteur.
Les « petits » collectionneurs dont l’objectif n’est pas la spéculation ne sont pas fiscalement favorisés, contrairement aux entreprises soumises à l’impôt sur les sociétés ou aux BIC (les BNC, donc les professions libérales, sont exclus de ce dispositif). On ne constate aucune réduction d’impôt accordée pour l’achat d’œuvres d’art par des particuliers ou par des membres de professions libérales. La principale source de revenu des plasticiens n’est donc nullement favorisée.

  • La France est le pays qui soutient le moins sa scène artistique (voir notre article).

Pratiquement rien n’est fait pour favoriser la mobilité internationale des artistes qui vivent en France et/ou des œuvres produites en France. Force est de constater que les choix politiques du passé n’ont pas permis l’émergence, ni la mise en lumière de la richesse et de la diversité de la création en France, c’est-à-dire de la diversité des artistes, des parcours artistiques et des œuvres ; ni de la diversification des publics ; ni d’une dynamisation du marché de l’art...

Lettre_de_mission_a_M_Bruno_Racine